Le but était simple : suite à notre dernière sortie de reconnaissance sur le sangle du Fouda Blanc, nous espérions avec Julien pouvoir profiter de ce merveilleux point de vue panoramique au coucher du soleil. Or, ce jour, il faisait particulièrement beau et Caplain annonçait des visibilités remarquables (c'est ça qui est bien avec le retour du temps frais). Nous décidons donc de nous organiser un bivouac dans le secteur, sans doute du côté du Pas du Fouda Blanc après la traversée du sangle.
L'organisation est sportive, Julien travaille et ne peut revenir à Lyon dans le meilleur des cas qu'à 14h00. Le temps de préparer son sac en turbo, nous visons un départ à 14h30. Il s’avérera que ce sera en réalité 15h00. Sauf que Julien ne retrouve plus sa frontale. Ca ne lui paraît pas indispensable et nos avis divergent un peu... Repassage par chez moi pour prendre une frontale de secours et départ en définitive à 15h30. Nous commençons alors nos calculs théoriques : si nous commençons à marcher à partir de 17h00, nous devrions théoriquement arriver à la Roche de Fitta autour de 18h30, ce qui nous laisse une petite heure pour faire le sangle sous les lumières vespérales, en sortir en planter la tente avant la tombée de la nuit à 19h22 annoncée par Météo France. Ça colle. Nous arrivons alors au pied du massif de la Charteuse, sur une route située entre deux villages.
Là, sur le bord de la route à une intersection, je remarque un cycliste assis, son vélo dans le talus. A côté de lui, un jeune homme semble perplexe. Je regarde à nouveau le cycliste (tout ça en roulant) et je m'aperçois qu'il a le visage et les mains en sang (et pas quelques gouttes). L'homme est âgé et il a du se prendre une sacré pelle. Il a plusieurs plaies au visage (gonflées), aux mains dont une présentant un signe qui ne trompe pas : on voit la peau ouverte et au milieu du rouge, du blanc. Au final, il aura besoin de plusieurs sutures et à plusieurs endroits.
Il n'en faut pas plus pour que je me décide à appeler le 112. Ils envoient immédiatement un véhicule. Mon allemand déplorable me permet donc de lui poser quelques questions sur sa santé, histoire de m'assurer qu'il est conscient en attendant que les secours arrivent (Ça le rassure d'ailleurs quand je lui dis qu'ils arrivent!). Si Einstein a démontré que le temps n'est pas constant dans l'Univers, je me permets de proposer un additif à sa théorie : en fonction des circonstances, il ne l'est pas du tout dans deux points géographiques espacés de quelques kilomètres non plus. Le temps mis par les secours pour arriver est bref (quelques minutes à peine), mais il me semble à moi interminable. J'essaie de le meubler un peu comme je peux. Je lui propose de rincer ses plaies (la pharmacie de Captain Didier a encore frappé), mais le vieil homme ne semble pas très enthousiaste à ce que quelqu'un s'approche de celles-ci. Je le comprends et j'irai même jusqu'à dire que son refus me soulage un peu, parce que ses ouvertures dans la peau offrent un authentique rappel de la fragilité de la chair et de le mécanique humaine qui soulève un peu l'estomac.
Les pompiers arrivent et le prennent en charge (le blessé, pas l'autochtone). Pour ma part, je joue les interprètes. Je suis sans doute aussi bon qu'un stagiaire SECPA qui se retrouverait au Goethe Institut, mais nous parvenons à échanger les informations essentielles. L'allemand nous explique chez qui il réside ici et qui prévenir : c'est une connaissance de l'autochtone qui se charge de le contacter (sur son répondeur) et de noter ces informations sur une carte.
Au bout de 45 minutes, je me sens bilingue. Le camion va pouvoir repartir...
Bref, nous avons perdu 45 minutes et nous arrivons aux Varvats à 17h45 d'où nous partons à 18h00. Les lumières sur les sangles sont magnifiques, nous savons qu'elles le seront encore plus dans une heure... Nous savons aussi que nous aurons ce spectacle dans le fion. Nous partons quand même comme des bourrins, en se disant qu'une fois à Pratcel, nous verrons si c'est totalement mort ou pas. Avec mes 18 kg sur le dos, je déguste. Nous arrivons à la clairière à 19h10 et nous comprenons que c'est mort. Les crêtes autour jouissent d'une lumière incroyablement pure (photo 1) mais ce ne sera pas pour nous.
Julien me dit que c'est dommage que j'aie vu ce type blessé, lui ne l'avait pas vu. Sans ça, on y serait. J'avoue que j'y pense moi-aussi. J'aurais sans doute préféré ne pas le voir, mais les choses sont très bien comme elles sont, en définitive et j'imagine que pour lui, ça a du être rassurant d'avoir un pseudo germanophone pour lui expliquer un peu ce qui allait se passer. Bien sûr, j'aimerais que Dieu récompense cette bonne action, mais je ne pense pas qu'il repousse le coucher du soleil pour m'en féliciter malgré tout. Je ne le sais pas encore, mais je pense qu'en fait, Dieu n'aime pas les allemands (est-ce lié à la Réforme?). La preuve, c'est qu'il leur a fait perdre la guerre, deux fois. Et je crois que cette fois, il nous a considérés avec Julien comme des collabos... Et il se prépare à nous punir...
Je conclus alors par un noble :
-"Captain Didier préfère sauver son prochain plutôt que de profiter des couchers de soleil!"
Nous décidons quand même d'aller à l'entrée du sangle où nous arrivons à 19h35. Nous décidons de ne pas l'emprunter, parce que le faire de nuit et sortir je ne sais où pour planter la tente, ça ne me dit pas. Fait rare, ça ne dit pas à Julien non plus qui est pourtant toujours prompt à vouloir s'engager dans ce genre de trucs incertains. Nous revenons sur nos pas et nous installons notre bivouac un peu après le Pas de l'Echelle, zone pas franchement idéale à cet effet pour son manque d'espaces plats. Nous en trouvons finalement un (très approximativement), à côté duquel des prédécesseurs ont laissé un foyer de feu. Nous savons que les feux sont interdits dans la réserve parce que les foyers altèrent et détruisent le sol. Mais là, le mal est fait : il y a encore du petit bois, des bûches sèches et il ne manque qu'une flamme pour faire partir tout ça. Nous cédons à la tentation, parce que nous ne faisons pas plus de mal qu'il n'en a déjà été fait. Je sais que c'est contestable mais voilà, c'est le choix que nous avons fait.
Commence alors le meilleur moment de la sortie. On a beau dire ce que l'on veut, même si c'est super quiche, même si c'est cliché : un feu de bois sous les étoiles et en bonne compagnie (avec un peu de liqueur suédoise), loin de tout, c'est toujours un moment hors du temps. On se retrouve à des années lumières de la société des signes, des symboles, dans un lien intime avec soi et ce qui vous entoure. C'est ce que je me dis durant les 5 minutes de silence que Julien vient rompre :
-"Je pense que les gens d'avant, ils devaient vachement plus philosopher. Parce qu'un feu de bois, c'était leur télé"
Ça me réjouit de voir le parallélisme des réflexions qui animent Julien avec celles qui me saisissent moi. En regardant l'abstraction des flammes et l'ondulation de couleurs sur les braises, nous étions probablement en train de compiler la même expérience de vie. Même si nous devons prendre une prune pour ce feu illégal, je me dis que ça aura valu le coût/coup de le faire.
Nous nous préparons à aller au lit. Julien hésite longuement : dans la tente ou pas dans le tente? Il fait frisquet (il est 22h00 et il fait 5°) mais il décide de dormir dehors, quitte à rentrer en cours de nuit. Il s'installe donc à 2 mètres de la tente où je me réfugie pour ma part. Chacun cherche alors sa position de sommeil. Il a plus de facilité à le faire que moi dans la mesure où il a trouvé un terrain plat, ce que je n'ai pas à ma disposition. Pendant 10 minutes, c'est donc un bruit de froissement de toile qui anime notre camp puis nous parvenons alors à une solution sans doute satisfaisante pour chacun puisque le silence feutre les lieux. Quelques minutes plus tard, de nouveaux bruits de toile se font entendre, alors que la pesanteur du sommeil commençait à envahir mon corps. Julien crie alors :
-"Putain! Il y a une bête! Il y a un truc qui bouge vers nous!"
Il réalise avant moi qu'il ne fallait pas attribuer ces bruits à des mouvements de l'autre. Le camp est attaqué, je sors ma frontale et ouvre la tente. Je lui lance :
-"Ton sac! Il manque ton sac!"
En balayant les alentours, je retrouve à 15 m le sac de Julien, traîné par un renard qui cherche à se saisir des sandwichs qu'il contient. Julien engueule le canidé, tente de l'effrayer et reprend son sac, mais ce dernier ne détale que pour mieux revenir, d'abord par la droite, ensuite par la gauche. Il nous regarde, disparaît, revient puis recommence. Nous comprenons donc que la nuit ne sera pas tranquille et plions le camp. Même si ça me fait super chier, je suis content de voir ce renard et ça ne fait que renforcer mon affection pour cet animal et sa ruse. Nous allons tenter de rejoindre les Chalets de l'Alpe à 10 minutes de marche pour y passer la nuit.
Nous arrivons sur place mais ces derniers sont fermés, ce qui n'est pas étonnant car nous sommes juste à la fin de l'estive. Nous décidons donc de retourner à la voiture, considérant que cette randonnée est un loose totale. Nous sommes d'authentiques anti-héros. Le retour sera interminable, nous arrivons à la voiture vers 1h10 : nous avons mis de Pratcel aux Varvats un peu plus de temps à redescendre qu'à monter. Sur le chemin, j'ai le sentiment de me retrouver contre-propulsé dans ma vie d'étudiant, au coeur des périodes précédant les examens où il fallait rattraper tout le retard accumulé et passer des nuits à résoudre des équations à la con dans la morsure de l'urgence et le vacillement du sommeil. Là, on marchait en luttant contre la fatigue... Retour à Lyon à 3h00...
Si on résume le tout, on voulait bivouaquer pour profiter du coucher de soleil sans le retour en nocturne. Au final, pas de coucher de soleil, pas de bivouac, une attaque renard, le retour en nocturne. Satisfaction : nous n'aurons pas d'amende pour le feu...
Il faudra donc revenir...