La mélancolie m'a saisi dès le début de la marche, la faute au ciel sans doute dont le bleu s'est totalement dissout dans une brume aux couleurs indéterminées. Comme hier le paysage disparaît dans un étrange brouillard, la lumière diffuse du soleil fantôme gomme tous les contrastes et désagrège les reliefs qui se diluent dans de vaporeuses volutes.
Un temps qui fait penser au Voyage d'Hiver de Franz Schubert ! J'avance sur la gangue de glace qui recouvre le chemin contre la brise glaciale et descendante. Au miroir opaque et dur succède bientôt la lourde neige détrempée, il faut alors suivre les traces jaunies dans un univers sans contrastes ni couleurs. Cette lumière blafarde estompe toutes les formes, elle est d'une sinistre beauté.
Un couple d'oiseaux noirs semble me suivre à distance, ils animent l'espace par de sombres trajectoires au gré de leurs ailes de jais. Enfermé dans la solitude de mes pas, les distances n'ont plus cours et, sans faire une pause, j'arrive bientôt au col de l'Aigleton. Toutefois je n'ai pas l'impression d'avoir atteint un but dans ce décor à moitié dessiné. Alors je poursuis vers la Dent du Pra par une pente étroite où la neige devient presque liquide. Les conversions s'enchaînent mais bientôt les roches sous-jacentes percent le manteau neigeux, ça devient délicat de faire la trace sans déchausser. Au prix d'une traversée douteuse sur un rocher que n'apprécient pas du tout les carres de mes planches, j'arrive enfin à sortir de la pente raide au milieu d'escargots de neige à moitié fondus qui ont dévalé le couloir ces derniers jours. A la faveur d'une éclaircie, une pâle ombre me suit maintenant, là-haut brille un halo lumineux à travers le nuage de sable. La progression est pénible, comme dans un sorbet inconsistant sorti depuis trop longtemps du frigo. Je marche comme un prisonnier dans sa triste cour borgne et me surprend à entonner le chœur des esclaves tant la tâche est ingrate. Va pensiero sull'ali dorate... Le cœur n'y est plus, tant pis pour la Dent du Pra.
J'enlève alors les peaux gorgées d'eau et serre les pompes afin d'être au plus près de mes skis dans cette neige lourde et éprouvante, manquerait plus que je me fasse un genou dans cette daube. Les premiers virages sont délicats à envoyer mais ils s'enchainent ensuite sans interruption.
Comme dirait Schubert
Les deux pieds me brûlent
Alors que je foule neige et glace
Je ne voudrais pas reprendre haleine
Tant que j'ai les sommets en vue
Décidément Wintererise me fascine toujours autant, surtout quand il est chanté par Dietrich Fischer-Dieskau, celui par qui ma passion est arrivée
Engourdissement
En vain je cherche dans la neige
La trace de ses pas,
Là où à mon bras,
Elle parcourut la verte campagne
Je veux baiser le sol,
Transpercer glace et neige
De mes larmes brûlantes
Jusqu'à voir la terre.
Où trouverai-je une fleur,
Où trouverai-je de l'herbe,
Les fleurs ont disparu,
La neige est toute jaunie
N'est-il aucun souvenir
Que je puisse emporter d'ici ?
Quand les souffrances s'apaiseront
Qui donc me parlera d'elle ?
Mon cœur est comme pétrifié,
Son image y est figée :
Mais si mon cœur se réchauffe
Son image s'en échappera.
Ps : Que Wilhelm Muller me pardonne, j'ai changé un mot !